Jean Ferrat est, à juste titre, une légende de la chanson française.
Mais il y a deux Ferrat.
Le premier, engagé, contestataire, revendicatif, offensif, caustique, puissant et moqueur, nous a offert des bijoux. Qu’on en juge :
– En 1963, dans Nuit et brouillard, il se souvient de tous les esclaves des camps nazis. De père juif, mort à Auschwitz, il réussit dans cette chanson à compatir au destin de toutes les victimes… ce que les sionistes pur jus lui ont reproché !
– En 1965, avec Le sabre et le goupillon il fustige de manière magistrale la collusion Armée-Eglise, dont a tant besoin le capitalisme pour se maintenir:
– Cette même année, il nous fait vibrer avec les mutins du Potemkine, en 1905.
– En 1966, nous pleurons avec Maria la mort de ses deux fils, en 1936, en Espagne.
– Le centenaire de la Commune de Paris, en 1971, Ferrat le célèbre aussi, avec La Commune.
– La même année, En groupe, en ligue, en procession réaffirme la nécessité de lutter.
– En 1972, c’est le cocasse et prémonitoire Hou ! Hou ! Méfions-nous, les flics sont partout : « Faisons brûler Notre-Dame… »
– Le bruit des bottes, en 1975, compare les nombreuses dictatures, de par le monde:
– Enfin, en 1985, Je ne suis qu’un cri met les choses au clair : « Je n’ai ni drapeau ni patrie/Je ne suis pas rouge écarlate/Ni bleu ni blanc ni cramoisi/Je suis d’abord un cri pirate/De ces cris-là qu’on interdit. » Censuré plusieurs fois, Jean Ferrat sait de quoi il parle.
Ecoutons la vibrante interprétation de Francesca Solleville :
Ferrat c’est du solide, de l’engagement, de la constance. Mais… et ce mais n’est pas facile à expliquer, parce qu’il ne s’agit absolument pas de jeter le bébé avec l’eau sale, de renier notre Ferrat revendicatif.
Jean Ferrat a toujours été un compagnon de route du PCF, léniniste et ouvriériste. Sans jamais avoir été encarté, il a cheminé trop longtemps aux côtés de cette mouvance aux tenaces relents de camps de concentration.
En 1980, il tente de s’éloigner du PCF avec la chanson Le Bilan qui souffle le chaud et le froid. Dénonçant, avec un certain courage, l’univers concentrationnaire soviétique, il prend néanmoins comme modèles trois cadres staliniens de la pire espèce, Kostov, Slansky et London, tous trois dirigeants dans leurs propres pays, ennemis de la révolution, tortionnaires directs et indirects, justifiant, organisant, pendant de longues années, la terreur stalinienne. Alors, oui, on s’en fout s’ils se font dévorer par le monstre qu’ils ont contribué à créer.
Et ce n’est pas le film de Costa Gavras, L’Aveu (1970), qui nous fera changer d’avis. Nos sympathies vont aux camarades qui ont dénoncé les camps staliniens. Et il y a de surprenantes traces, en France même.
– Hubert-Félix Thiéfaine (l’auteur de l’inoubliable Aligators 427), qui respecte Ferrat dont il a chanté Potemkine et Nuit et brouillard, chante, en 2014, Karaganda (camp 99), dont le refrain dénonce : « C’est l’histoire assassine qui rougit sous nos pas/ C’est la voix de Staline, c’est le rire de Béria/ C’est la rime racoleuse d’Aragon et d’Elsa/ C’est le cri des enfants morts à Karaganda. »
Une autre trace, 40 ans plus tôt.
– En 1973, l’humoriste Thierry Le Luron imite et se moque de Jean Ferrat et de ses copinages avec les cocos, avec la chanson La clinique, écrite par Patrick Font, sur l’air de La Montagne, qui dénonce l’enfermement des « déviants », dans les hôpitaux psychiatriques, en URSS. Il remet ça, en 1975, avec La vérité est belle, dans laquelle il renvoie judicieusement dos à dos nazis et staliniens.
Jean Ferrat a chanté son ami Aragon, le chantre (fortuné) du stalinisme, de la terreur, des camps de concentration, qui a glorifié les bourreaux de la GPU !
– En 1975, Jean Ferrat sort une autre chanson qui fera scandale et sera d’ailleurs censurée, Un air de liberté… qui nous apprend qu’en France, il y a eu des résistances à l’impérialisme français en Indochine, que des militants n’ont pas hésité à se coucher sur les rails pour empêcher les trains de soldats de partir « casser du Niakoué », ou, qu’à Marseille, des dockers ont refusé de charger du matériel militaire sur les bateaux en partance pour l’Indochine.
Jean Ferrat dénonce la bourgeoisie qui justifie le colonialisme et la guerre pour maintenir en esclavage les populations indochinoises, position défendue par le Figaro et son patron… mais il soutient l’autre camp, celui d’Hô Chi Minh, ce qui n’est pas mieux.
Non, monsieur Ferrat, à Hô Chi Minh Ville, un air de liberté ne soufflera pas plus qu’avant, quand cette ville s’appelait Saigon… témoin le bagne de Poulo Condor, qui verra les tortionnaires français passer le témoin, en 1954, aux tortionnaires staliniens, qui y rééduqueront leurs déviants et autres contestataires du nouvel ordre marxiste-léniniste.
Voir Indochine-Vietnam: Bring the war home!, dans la rubrique Divers.
Conclure ? Les lecteurs le feront comme ils veulent. Nous on continue à apprécier les apports de Jean Ferrat à la lutte pour notre libération et, sans problème, à abhorrer ses collusions soviétiques.
Paroles
Le sabre et le goupillon
Comme cul et chemise comme larrons en foire
J’ai vu se constituer tant d’associations
Mais il n’en reste qu’une au travers de l’histoire
Qui ait su nous donner toute satisfaction
Le sabre et le goupillon
L’un brandissant le glaive et l’autre le ciboire
Les peuples n’avaient plus à s’poser de questions
Et quand ils s’en posaient c’était déjà trop tard
On se sert aussi bien pour tondre le mouton
Du sabre que du goupillon
Quand un abbé de cour poussait une bergère
Vers des chemins tremblants d’ardente déraison
La belle ne savait pas quand elle se laissait faire
Qu’ils condamnaient l’usage de la contraception
Le sabre et le goupillon
Et maintes éminences et maints beaux capitaines
Reposaient le guerrier de la même façon
Dans le salon chinois où Madame Germaine
Grâce à ses pensionnaires réalisait l’union
Du sabre et du goupillon
C’était le temps rêvé de tous les militaires
On leur offrait des guerres et des expéditions
Que de manants joyeux sont partis chez Saint-Pierre
Le cœur plein de mitraille et de bénédictions
Du sabre et du goupillon
Quand ils s’en revenaient et d’Asie et d’Afrique
Ils faisaient régner l’ordre au sein de la nation
Les uns possédaient l’art d’utiliser la trique
Les autres sans le dire pensaient qu’elle a du bon
Le sabre et le goupillon
On n’sait plus aujourd’hui à qui faire la guerre
Ça brise le moral de la génération
C’est pourquoi les crédits que la paix nous libère
Il est juste qu’il aillent comme consolation
Au sabre et au goupillon
L’un jouant du clairon l’autre de l’harmonium
Ils instruiront ainsi selon la tradition
Des cracks en Sambre et Meuse des forts en Te Deum
Qui nous donneront encore bien des satisfactions
Le sabre et le goupillon.