Ecrire sur Aristide Bruant (1851-1925) nous pousse à être dialectique. Bruant n’est pas un militant, comme Pottier ou Clément, ou simplement empreint de révolte comme Jouy et Couté. Non, il a exploité le filon populo, façon argomuche, et amassé la galette. Ce millionnaire chansonnier des humbles, châtelain arrivé et repus, se lance dans la politique, espérant un juste retour de ceux dont il a chanté la condition misérable si longtemps. Mais le populaire n’a pas voté pour lui : ingrat !
Nonobstant, certaines chansons d’Aristide sonnent juste. Lui, l’ancien prolo, manie la langue verte avec dextérité. L’argot parigot est savoureux, riche en tonalités, en images, en vécus… et souvent, quand on ne comprend pas le terme, on en devine le sens… qui invite à aller consulter l’un ou l’autre dictionnaire français-argot… dont, peut-être, celui écrit par Bruant et Léon de Bercy, en 1901, L’argot au XXème siècle !
En 1889, Aristide Bruant compose deux chansons qui feront date. La première, A St-Lazare, décrit la condition terrible des prostituées et l’étonnant attachement à leur julot. Sans prendre parti, sans juger, Aristide nous présente la chose telle qu’elle se vit dans les faubourgs parisiens. Faut-il que cette fille ait été privée d’amour, dans son enfance, pour s’enticher d’un marlou qui la met sur le ruban et vit de ses prouesses… mais qui est le seul à venir la visiter dans cet hôpital-prison pour déchus de l’humanité ! Ecoutons Eugénie Buffet, une contemporaine de Bruant, nous livrer sa version :
La même année, il compose A Biribi, un des chants du bagne les plus saisissants et les plus célèbres, à juste titre. Là aussi, pas de larmes, pas de jugements, c’est la force d’Aristide Bruant, une description imagée qui fonctionne à merveille. Voir Beau comme une prison qui brûle, dans la rubrique Divers. On lira, si l’on veut, le livre de Georges Darien, Biribi, publié en 1889, qui avait tâté de ce bagne odieux. Ecoutons Bruant lui-même, avec sa gouaille inimitable :
Aristide Bruant, le chantre de la rue faubourienne, nous livre Nini peau d’chien, en 1895, qui sera chantée par les prolos français pendant plus d’un siècle, qu’on écoute ici par Patachou :
On pourrait écouter aussi A la Roquette, ainsi que Le chant des Canuts, etc., mais nous terminerons avec un poème quelque peu matamore, de 1888, Casseur de gueules, qui donne une vigoureuse perspective à nos misères quotidiennes et ceux qui en profitent. Apprécions la fin, d’esprit communiste : contre la propriété privative, le partage ! Ecoutons Yves Mathieu, en 2013 :
Paroles
A St-Lazare
C’est d’la prison que j’t’écris,
Mon pauv’ Polyte,
Hier je n’sais pas c’qui m’a pris,
A la visite
C’est des maladies qui s’voient pas
Quand ça s’déclare,
N’empêche qu’aujourd’hui j’suis dans l’tas…
A Saint-Lazare !
Mais pendant c’temps-là, toi, vieux chien,
Qué qu’tu vas faire ?
Je n’peux t’envoyer rien de rien,
C’est la misère
Ici tout l’monde est décavé,
La braise est rare
Faut trois mois pour faire un linvé,
A Saint-Lazare !
Vrai, d’te savoir comm’ça, sans l’sou,
Je m’fais une bile !
T’es capab’ de faire un sal’coup,
J’suis pas tranquille.
T’as trop d’fierté pour ramasser
Des bouts d’cigare,
Pendant tout l’temps que j’vas passer,
A Saint-Lazare !
Va-t-en trouver la grand’ Nana,
Dis que j’la prie
D’casquer pour moi, j’y rendrai ça
A ma sortie.
Surtout n’y fais pas d’boniments,
Pendant qu’je m’marre
Et que j’bois des médicaments,
A Saint-Lazare !
Et pis, mon p’tit loup, bois pas trop,
Tu sais qu’t’es teigne,
Et qu’quand t’as un p’tit coup d’sirop
Tu fous la beigne;
Si tu t’faisais coffrer, un soir,
Dans une bagarre,
Y a pus personne qui viendrait m’voir
A Saint-Lazare !
J’finis ma lettre en t’embrassant,
Adieu, mon homme
Malgré qu’tu soy’ pas caressant,
Ah ! J’t’adore comme
J’adorais l’bon Dieu comme papa, quand j’étais p’tite
Et qu’j’allais communier à
Saint’-Marguerite.
A Biribi
Y en a qui font la mauvais’ tête
Au régiment,
I’s tir’ au cul, ils font la bête
Inutil’ment
Quand i’s veulent pus fair’ l’exercice
Et tout l’fourbi
On les envoi’ fair’ leur service
A Biribi.
A Biribi, c’est en Afrique
Où qu’le pus fort
Est obligé d’poser sa chique
Et d’fair’ le mort;
Où que l’pus malin désespère
De fair’ chibi,
Car on peut jamais s’faire la paire,
A Biribi.
A Biribi, c’est là qu’on marche,
Faut pas flancher
Quand le chaouch crie : « En avant ! marche ! »
I’ faut marcher,
Et quand on veut fair’ des épates,
C’est peau d’zebi :
On vous fout les fers aux quat’ pattes
A Biribi.
A Biribi, c’est là qu’on crève
De soif et d’faim
C’est là qu’i faut marner sans trêve
Jusqu’à la fin !…
Le soir, on pense à la famille,
Sous le gourbi…
On pleure encor’ quand on roupille,
A Biribi.
A Biribi, c’est là qu’on râle
On râle en rut,
La nuit on entend hurler l’mâle
Qu’aurait pas cru
Qu’un jour i’ s’rait forcé d’connaître
Mam’zelle Bibi,
Car tôt ou tard il faut en être,
A Biribi.
On est sauvag’, lâche et féroce,
Quand on en r’vient…
Si par hasard on fait un gosse,
On se souvient…
On aim’rait mieux, quand on s’rappelle
C’qu’on a subi,
Voir son enfant à la Nouvelle
Qu’à Biribi.
Nini peau d’chien
Quand elle était p’tite
Le soir elle allait
À Sainte-Marguerite
Où qu’a s’dessalait
Maint’nant qu’elle est grande
Elle marche, le soir,
Avec ceux d’la bande
Du Richard-Lenoir
À la Bastille on aime bien
Nini Peau d’chien
Elle est si bonne et si gentille!
On aime bien
Nini Peau d’chien
À la Bastille.
Elle a la peau douce
Aux taches de son
À l’odeur de rousse
Qui donne un frisson
Et de sa prunelle
Aux tons vert-de-gris
L’amour étincelle
Dans ses yeux d’souris.
À la Bastille on aime bien
Nini Peau d’chien
Elle est si bonne et si gentille!
On aime bien
Nini Peau d’chien
À la Bastille.
Quand le soleil brille
Dans ses cheveux roux
L’génie d’la Bastille
Lui fait les yeux doux
Et quand a s’promène
Du bout d’l’Arsenal
Tout l’quartier s’amène
Au coin du Canal.
À la Bastille on aime bien
Nini Peau d’chien
Elle est si bonne et si gentille!
On aime bien
Nini Peau d’chien
À la Bastille.
Mais celui qu’elle aime
Qu’elle a dans la peau
C’est Bibi-la-Crème
Parc’ qu’il est costaud
Parc’ que c’est un homme
Qui n’a pas l’foie blanc
Aussi faut voir comme
Nini l’a dans l’sang.
Casseur de gueules
I’s ont la gueule et la vie dures
Ceux qu’on appelle les princes du sang,
Pourtant, paraît qu’on prend des m’sures
Pour les expulser. Bon Dieu ! d’sang-
Dieu !… Des m’sures… j’en connais qu’eun’ seule :
Pour nous débarrasser d’tout ça :
I’faut leur-z-y casser la gueule…
Y a qu’un vrai moyen… c’est çui-là.
C’est comme les curés; des Jean-fesse,
Un tas d’clients qui foutent rien
Que d’licher du pive à la messe;
Ca vaut pas les quat’fers d’un chien.
I’s ont beau faire les bons apôtres,
Faut leur casser la gueule aussi.
Pis faut casser la gueule aux autres,
Si y a besoin d’quéqu’un… m’voici !
J’taperais dans l’tas d’ceux qu’a pas d’blouse,
J’casserai la gueule aux proprios,
A tous les gens qu’a d’la galtouze
Qu’il a gagné dans des agios.
D’abord, moi, j’ai pas l’rond, j’suis meule,
Aussi, rich’s, nobl’s eq caetera,
I’faut leur-z-y casser la gueule…
Et pis après… on partag’ra !